Madame la Présidente du jury,

Mesdames et Messieurs membres du jury,

  • L’originalité de cette thèse réside dans la façon dont j’ai cherché d’abord à comprendre, à travers une perspective à plusieurs échelles, la problématique du conflit intrinsèquement lié au développement et à l’influence de la dualité juridique au Cambodge. Ensuite, j’ai essayé d’évaluer des solutions cohérentes à long terme aux questions plus larges de réforme juridique et judiciaire.
  • Cette thèse est, à certains égards, une évaluation sur la question de transplantation juridique au sein d’un pays sortant de guerre en s’appuyant sur les interactions entre les différents acteurs et les conséquences de leurs actions sur le paysage juridique actuel du Cambodge.

Madame la Présidente,

  • J’aimerais aborder en premier lieu les théories et concepts sur la transplantation juridique. Ce concept est très complexe. Les comparatistes ont souligné à maintes reprises qu’une solution qui fonctionne dans une juridiction peut ne pas fonctionner dans un autre. Dans ce cas, ces « transplantations juridiques » sont naturellement très difficiles à introduire dans une autre juridiction qui ne partagerait pas des valeurs identiques ou similaires.
  • En tous cas, beaucoup de débats fascinants portent sur la pertinence du droit et des idées juridiques étrangères comme moyen de façonner le droit national. L’idée fondamentale est d’utiliser le droit comparé comme un pont entre les systèmes et les cultures juridiques par lesquelles le droit national d’un pays se développe à travers une « transplantation juridique ».
  • Je soulignerai que les travaux de Montesquieu et de nombreux chercheurs en droit comparé nous permettent de mettre en perspective un certain contexte théorique sur cette transplantation juridique. On ne reprendra que ceux des quatre professeurs les plus renommés, à savoir Otto Kahn-Freund, Pierre Legrand, Alan Watson et Norman S. Marsh dont les arguments contiennent beaucoup de références à l’Esprit des Lois de Montesquieu.

Madame la Présidente,

  • Je retourne maintenant au cas de mon pays, le Cambodge. Comment s’est déroulée cette transplantation juridique, ses objectifs, ses causes, ses modes et ses effets ? 
  • L’histoire juridique du Cambodge est riche et il s’avère difficile de trouver un autre pays avec autant de mutations, aussi positives que négatives de son système juridique. Politiquement, constitutionnellement et juridiquement parlant le Cambodge est un pays qui se différencie, et ce en raison d’un passé particulièrement mouvementé et complexe. Son développement juridique s’entrevoit en effet à la lumière de la chronologie des changements systémiques jalonnant l’histoire politique du pays.
  • Le statut actuel du droit cambodgien contemporain doit être examiné à la lumière du contexte dramatique dans lequel a été plongé son parcours politique. Son évolution historique est indissociable des contacts entretenus avec l’Occident depuis le protectorat français jusqu’à nos jours. Depuis son indépendance, le pays a connu d’important bouleversements politiques.  Le « Sângkum Reastr Niyum », balayé par un coup d’État a laissé place à un régime républicain de 1970 à 1975, lui-même balayé à son tour par le régime khmer rouge qui sévit jusqu’en 1979 avant de laisser place à un régime sous protection Vietnamienne jusqu’en 1989. Son système juridique a à peine survécu dans les décombres récents que le régime Pol Pot a laissées.
  • Une grande partie des problèmes inhérents au système juridique cambodgien d’aujourd’hui provient du « melting-pot » historique émanant des influences juridiques du passé colonial français, de la structure juridique et de la mentalité enracinées dans le système socialiste des années 1980, du mélange des influences juridiques pendant la période de transition des Nations Unies au début des années 1990 et de l’influence progressive de la Common Law dans le domaine des lois économiques et commerciales depuis la fin des années 1990 jusqu’à nos jours.

Madame la Présidente,

  • Dans certains pays, l’évolution du droit découle principalement de l’importation de règles d’autres systèmes juridiques conformément aux besoins imprévisibles des décideurs nationaux. Le droit cambodgien nécessite donc, pour être mieux apprécié, d’être situé par rapport aux systèmes juridiques étrangers. Cela permet de mettre en relief les points de convergence ou de divergence entre son système juridique et ceux des deux grands systèmes que sont le droit romano-germanique et la Common Law. La prise en compte des rapports entre le droit cambodgien et le droit international apparait d’autant plus indispensable qu’il existe une forte pression provenant de l’intégration régionale et mondiale.
  • Diverses raisons motivent certaines transplantations juridiques. 
  • D’abord, involontairement, en raison du hasard ou de la colonisation. Bien sur, le Cambodge, sous le protectorat français, a développé un système juridique et un corps judiciaire fondés presque entièrement sur celui de la France.
  • Deuxièmement, sur une base volontaire, en raison d’un grand respect de la part du pays récipient envers les lois du pays donateur. Il est évident que la transplantation du système de droit romano-germanique a été réalisée grâce à deux donateurs bilatéraux, la France et le Japon, qui se sont avérés être les deux principaux architectes des Accords de Paris.
  • Troisièmement, l’adhésion du Cambodge à l’OMC fut aussi une évolution pour le pays étant donné que ce facteur marque l’acceptation du cadre juridique international.
  • Quatrièmement, en termes de la justice pénale internationale, une autre expérience inédit dans le monde fut le lien direct sur la transplantation juridique des lois internationales au sein de la jurisprudence cambodgienne à travers la création des Chambres Extraordinaires au sein des Tribunaux Cambodgiens (CETC).
  • En effet, les Accords de paix de Paris marquent la création d’un cadre juridique pour protéger les droits de l’Homme. En vertu donc de l’article 31 de la Constitution les traités internationaux relatifs aux droits de l’homme occupent une place particulière dans la vie politique du pays. Comme pays d’après-guerre, c’est l’adoption des instruments internationaux relatifs aux droits de l’homme qui aurait démarqué le Cambodge dans sa transition totale et son statut exceptionnel de post-conflit différent des autres pays sortant de crise.
  • Le Cambodge a donc été le cobaye d’une expérience extraordinaire au niveau de la justice pénale internationale par le fait d’un accord conclu entre l’ONU et le gouvernement cambodgien visant à la création d’un tribunal pour juger les crimes commis par le régime Khmer rouge. Ces chambres ont été créées pour juger les hauts dirigeants du Kampuchéa démocratique et les personnes les plus impliquées dans les crimes contre l’humanité perpétrés au Cambodge entre le 17 avril 1975 et le 6 janvier 1979.

Madame la Présidente,

  • Après la fin de la guerre, ces dernières décennies ont été marquées par un phénomène d’acculturation juridique massive à travers des programmes de coopération en matière juridique avec de nombreux pays dont la France mais également le Japon, l’Australie, le Canada, et les États-Unis. Les lois des pays occidentaux ont été largement transposées au Cambodge, afin d’être en adéquation avec les changements sociaux et économiques nécessaires au développement d’une économie de marché.
  • Bon nombre de bailleurs de fond ont apporté leur soutien à la mise en place d’un grand nombre de législations couvrant un éventail allant des codes et procédures pénales et civiles, aux lois commerciales et d’autres lois positives spécialisées. Tandis que le code pénal et le code civil ont été respectivement soutenus par la France et par le Japon en collaboration avec des juristes cambodgiens, la rédaction des autres lois a été possible grâce au soutien technique de la part des divers bailleurs de fond comme le FMI, la BAD et la Banque mondiale.
  • Malheureusement, cette transplantation s’est déroulée d’une manière très spontanée, sans aucune référence précise aux théories juridiques. Confrontés à des tâches urgentes dans la reconstruction d’un nouveau système juridique sans presque aucunes lois appropriées au marché en main, les législateurs cambodgiens ont accepté sans réserve les suggestions des terminologies, des structures et des méthodologies juridiques étrangères à un rythme sans précédent.
  • Ces lois transplantées n’ont pas facilement été internalisées ou appropriées par les institutions gouvernementales ni par les tribunaux cambodgiens, ce qui explique ainsi pourquoi plusieurs lois restèrent inappliquées pendant de nombreuses années.
  • À vrai dire, dans la reconstruction de son système juridique, le Cambodge ne peut se permettre d’être trop rigoureux dans son choix. Dans son histoire contemporaine, où le système juridique devait être rebâti en partant de zéro, il était vraiment nécessaire d’emprunter, de s’inspirer et de transplanter des lois étrangères dans le pays, pour diverses raisons et objectifs, notamment le renforcement institutionnel de l’État, la réhabilitation de l’État de droit et la modernisation de l’économie.
  • Tout du moins, les solutions étrangères ne devraient pas être utilisées lorsqu’il existe une solution nationale aussi bonne ou peut-être meilleure. Mais dans le cas du Cambodge, il n’existait tout simplement pas de solutions, dans la majorité des cas.
  • En fin de compte, les expériences du Cambodge semblent aussi indiquer un résultat mitigé, suggérant que dans la phase initiale de développement les performances économiques n’ont pas ou très peu de lien avec le développement d’un système juridique crédible. La croissance économique du pays, axée sur l’économie de marché, n’est généralement pas accompagnée par la même évolution vers l’État de droit, ni par l’institutionnalisation des normes juridiques commerciales. Ce lien est plutôt attribué à d’autres facteurs tels que l’influx des aides au développement et l’injection des investissements étrangers directs dans le marché national.
  • L’édification de la nation et le développement économique de ces deux dernières décennies ont montré que la politique cambodgienne révèle une forte intervention de la part des bailleurs de fond. L’interaction complexe entre ces différents facteurs a influencé la structure du système juridique cambodgien où les solutions techniques et politiques étaient mélangées, sans nécessairement refléter les réalités juridiques du pays. Toutefois, le manque de coordination entre les divers bailleurs de fond a généré une grande confusion. Leurs projets d’assistance juridique ont été menés conformément à leur propre agenda politique plutôt que dans un souci de cohérence globale.
  • Cependant, il y a eu très peu de débats sur la pertinence des principes juridiques à appliquer. La préoccupation générale des conseillers internationaux travaillant depuis la période de l’APRONUC concernait moins la concurrence relative à l’influence de certain système juridique que la mise en place et le respect des droits de l’homme et de l’État de droit.

Madame la Présidente,

  • Pourquoi le retour du droit civiliste ? C’est la grande question.
  • Certes, le Cambodge est beaucoup plus « occidentalisé » aujourd’hui qu’il ne l’était lors des années 1990 quand il traversait la période de reconstruction. Malgré ses diverses traditions juridiques subies du passé, le Cambodge a pris la décision d’embrasser le droit continental, et donc son modèle législatif, ses concepts et systèmes, et ses principes fondamentaux. Par ailleurs, la tradition civiliste s’est avérée très appropriée dans la reconstruction d’un système juridique d’un pays qui a malheureusement connu la destruction totale de ses institutions juridiques et judiciaires. Pour un pays sortant de guerre et d’un vide juridique, le but est donc d’établir les bases solide de la société.
  • Une autre hypothèse qui donnerait raison à la cohabitation des deux systèmes juridiques pourrait être le cas d’un recours par les décideurs politiques au processus d’adhésion à l’OMC pour donner impulsion à la réforme juridique. En effet, vu l’importance vitale des réformes économiques, les réformes juridiques et judiciaires ont perdu leur place prioritaire dans le programme de réforme national et, conséquemment, dans la cohérence des politiques.

Madame la Présidente,

  • Je voudrais souligner principalement une des causes du mélange des deux systèmes comme quoi la faiblesse de la rédaction législative s’avère comme cause principale.
  • Le processus d’adoption des lois au Cambodge est long, tortueux et parfois confus. On notera que la genèse du mélange des concepts dérivés du droit civil et de la Common Law commence à l’étape de la rédaction des textes. Malheureusement, peu d’institutions disposent de ressources qualifiées pour relever les défis liés à la reconstruction de l’ensemble du cadre juridique ex nihilo.
  • La pénurie de juristes qualifiés exerce une contrainte énorme sur le gouvernement, ce qui signifie qu’une grande partie de la rédaction juridique est effectuée par des conseillers et des experts juridiques étrangers. Par conséquent, la forme et la substance des projets de loi initiaux, couvrant divers secteurs technologiques, scientifiques, environnementaux, économiques et commerciaux, reflètent habituellement l’état d’esprit ou le contexte juridique de ces rédacteurs étrangers. Au fil des années, de nombreuses « lois modèles » rédigées par ces experts ont apporté une nouvelle couche de confusion dans le système juridique quasi de facto hybride du pays.
  • Parfois, les besoins de certains ministères ont poussé les donateurs à fournir une assistance technique ad hoc répondant uniquement à ces besoins ponctuels, sacrificiant ainsi la cohérence du cadre juridique. Beaucoup de ces besoins se font sentir pendant la période d’adhésion à l’OMC. Le rythme rapide de la rédaction juridique pour répondre aux exigences de l’adhésion à l’OMC a entraîné une prolifération de lois spécialisées, dont certaines contenaient des dispositions incompatibles avec le nouveau Code civil.

Madame la Présidente,

  • Dès le rétablissement de la paix, on remarquera la domination du droit public qui établit les pouvoirs et les structures de l’État. Quant au corpus de droit privé, il se retrouve largement éparpillé dans diverses lois positives adoptées ad hoc au fil des années. Les codes civil et pénal ont certainement contribué à l’État de droit et à la justice, quoique le système judiciaire actuel n’est pas encore totalement indépendant. Une partie du problème découle inévitablement de l’histoire tragique du pays. Il faudra une ou deux générations d’efforts concertés pour compenser les pertes indicibles infligées par les khmers rouges. Heureusement, nous arrivons presque à la fin de la première génération post Khmer rouge.

Madame la Présidente,

  • Le Cambodge est essentiellement un cas type de dualité juridique qui démontre comment les meilleurs éléments du droit civil et de la Common Law se sont retrouvés côte à côte dans son système juridique indigène, quoique l’évolution de ce mélange aurait été faite de manière ponctuelle.
  • En fusionnant le meilleur des deux systèmes, le Cambodge pourrait entreprendre de futures réformes pour en arriver à un système juridique plus fort et plus efficace. Le Cambodge peut prendre des deux, à condition qu’il puisse assurer l’appropriation de sa décision en fonction de sa propre situation. Il faut espérer que les juristes et décideurs cambodgiens résistent à certaines transplantations juridiques qui s’avéreraient inadaptées à la culture, à l’histoire et aux intérêts économiques du pays.
  • Tout en préservant l’héritage traditionnel, il faut donc renforcer les institutions et le droit cambodgien en l’adaptant dans la mesure du possible avec des innovations juridiques issues des autres systèmes qui sont censés améliorer le fonctionnement de l’ensemble. C’est une démarche de bon sens. S’il est vrai que l’appui de la coopération française et japonaise est important, on aurait tort d’en conclure que celle-ci tende à l’exclusivité : la tâche est immense et d’autres interventions sont possibles et souhaitables pourvu qu’elles reflètent le vœu des autorités cambodgiennes et les besoins de la société.
  • Les leçons du passé nous rappellent que le recours aux seules forces économiques ne suffirait pas à apporter des changements juridiques systémiques. Il est donc indispensable de renforcer l’appropriation par les acteurs juridiques du pays.
  • Les cambodgiens devraient, dans la mesure du possible, concevoir leur propre cadre juridique en fonction de leurs propres réalités, tout en veillant à ce que le soutien technique des donateurs « renforce et non remplace » les institutions ou l’expertise locales. Avec le renforcement continu de la capacité nationale, il est donc fort possible d’assurer la cohérence juridique dans un futur proche. La voie à suivre est prometteuse, si l’on considère les réalisations concrètes du passé récent.

En conclusion, Madame la Présidente, Medames et Messieurs member du jury, 

  • En fin de compte, l’avenir n’est pas sans risque. Le vrai défi qui devra être relevé par le Cambodge viendra de l’étranger, plus exactement de l’Europe, de l’ASEAN, de l’ONU et des droits supranationaux, desquels découlent des règles minutieuses qui affecteront la vie juridique du pays. Ce sera un défi beaucoup plus inquiétant.
  • En effet, l’avenir impose la confiance. C’est dire que, malgré de multiples évolutions, l’avenir est ouvert à l’espoir et à la persévérance. Le système juridique hybride cambodgien a un avenir s’il sait retenir une coexistence intelligente des règles. Qu’il y ait, ici ou là, quelques lacunes, c’est évident. Mais écoutons le conseil d’un sage : « Ne faites pas le mieux l’ennemi du bien ».

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